L'injustice et la corruption détruisent la société et la civilisation (Ibn Khaldûn)

Publié le par Muhammad Yahya Riahi

L'Émir des Croyants 'Alî Ibn Abî Tâlib ('alayhi-s-salâm) a dit : « Ceux qui vous ont précédé doivent leur perte à leur atteinte au droit tant que ce dernier n'était pas acheté, ainsi qu'à leur laxisme concernant le faux et l'injuste jusqu'à ce qu'un pot-de-vin soit payé. »

Tiré du Jawâhir Ul Ma'ânî du Shaykh 'Alî Harâzim

Afficher l'image d'origine

Al Imâm 'Abd Ur Rahmân Ibn Khaldûn Al Hadramî (qu'Allâh lui fasse miséricorde) a dit :

 

S'attaquer à la propriété privée, c'est ôter aux hommes la volonté de gagner davantage, en leur faisant craindre que la spoliation sera la finalité de leurs efforts. Une fois privés de l'espoir du gain, ils ne se donneront alors plus aucun mal. Les atteintes à la propriété privée donneront la mesure du degré de leur découragement. Si elles sont universelles et s'en prennent à tous les moyens d'existence, alors la stagnation des affaires sera générale, à cause de la disparition de toute incitation au travail. A l'inverse, de légères atteintes à la propriété privée engendreront un léger arrêt du travail. La civilisation, son bien-être et la prospérité de la société dépendent de la productivité et des efforts que font les gens, en toutes directions, dans leur propre intérêt et pour leur profit. Quand les gens ne travaillent plus pour gagner leur vie et qu'ils cessent toute activité lucrative, la civilisation matérielle dépérit et tout va de mal en pis. Les gens se dispersent pour trouver de quoi vivre à l'étranger. La démographie est alors en baisse, le pays se vide et ses villes tombent en ruine. La désintégration de la civilisation entraîne alors celle de l'État, comme toute altération de matière est nécessairement suivie d'une altération de forme.

 

Voyez ce que Al Mas'ûdî rapporte concernant l'histoire des Perses : sous le règne du roi Bahrâm Ibn Bahrâm, la plus haute autorité religieuse (le môbed) exprima son mécontentement au souverain. Il lui reprocha l'injustice de son gouvernement et son mépris des conséquences fâcheuses de cette injustice pour la dynastie.

 

Il dit ceci sous forme d'apologue placé dans la bouche d'un hibou. Le roi venait d'entendre un hibou hululer et avait demandé au môbed ce que disait l'oiseau. Le môbed lui répondit alors : Un hibou voulait se marier. Une femelle accepta en échange d'un cadeau au préalable de vingt villages tombés en ruine sous le règne de Bahrâm, pour qu'elle puisse y hululer à son aise. Le mâle lui donna son accord en disant : Tant que ce roi régnera, je pourrai te donner mille villages en ruine. Rien n'est plus facile que de te satisfaire. Le roi, tiré de son indifférence par ce récit, prit le môbed à part et lui demanda ce qu'il avait voulu lui dire. Il lui répondit : Votre majesté, la puissance de la monarchie ne se matérialise qu'au moyen de la loi religieuse, de l'obéissance à Dieu et de la conformité à Ses prescriptions et à Ses interdits, et la loi religieuse ne peut se maintenir que par la royauté. Or, le pouvoir royal a, pour instruments, les hommes. Et les hommes ne peuvent vivre que de leurs propriétés, c'est-à-dire de l'agriculture, qui dépend elle-même de la justice. La justice est comme une balance dressée par Dieu, qui en a donné le contrôle au roi. Votre majesté, vous avez enlevez leurs fermes aux paysans, à ceux qui payaient l'impôt et de qui vous teniez ainsi votre richesse. Ensuite, vous en avez fait des fiefs, que vous avez donné à vos courtisans, vos serviteurs : à des incapables. Ils n'ont pas cultivés ces terres, insoucieux des conséquences. Puis en raison de leur intimité avec vous, on les a même dispensé d'impôt, ce qui a augmenté la charge pesant sur les épaules des vrais cultivateurs, qui eux sont de véritables contribuables. Ces malheureux ont dû abandonner leurs terres et leurs maisons pour se réfugier le plus loin possible [afin d'éviter cette injustice]. C'est ainsi que la culture a faibli et que les fermes sont tombées en ruine. Faute d'argent, l'armée et le peuple ont dépéri. Et maintenant vos voisins convoitent votre royaume, sachant que vous avez laissé détruire les fondements mêmes de l'empire. Ayant écouté ces paroles, le roi passa à l'inspection de ses affaires. Il reprit les terres à ses courtisans et les rendit à leurs anciens propriétaires, qui les remirent en culture comme par le passé. Ainsi, les faibles se fortifièrent, les terres furent cultivées et tout le pays redevint prospère. L'argent afflua dans les caisses des percepteurs, l'armée fut consolidée, l'ennemi fut alors affaibli et les garnisons équipées. Le roi qui reprit ses affaires en main vit son règne être prospère et son royaume bien organisé.

 

La leçon de cette histoire est que l'injustice ruine la civilisation, et par la suite la dynastie. Ceci n'empêche cependant pas que des gouverneurs injustes arrivent parfois à se maintenir dans certaines grandes villes. La cause de cela est la relation qui esxiste entre, d'une part, l'injustice, et d'autre part, les moyens dont les habitants peuvent disposer. En effet, une grande ville, très peuplée, aux ressources abondantes, souffre relativement peu de la tyrannie [au sens strict du terme], parce que celle-ci ne s'exerce que progressivement. Les dommages n'apparaissent guère clairement au milieu des vastes ressources de la ville et de l'abondance de ses produits. Les conséquences n'en sont visibles généralement que plus tard, de sorte même que la dynastie coupable aura peut-être disparu avant la ruine de la ville, et celle qui lui succédera restaurera peut-être celle-ci à temps. Ainsi, le mal fait resté caché est réparable et donc à peine décelé. Quoiqu'il en soit, il demeure que la civilisation pâtit inévitablement de toute injustice et que la dynastie régnante en subit toujours les conséquences à son tour.

 

Par injustice (zulm), il ne faut pas entendre seulement la spoliation sans compensation ni motif. Il s'agit certainement de la définition la plus commune, mais il s'agit en réalité de quelque chose de bien plus général que cela. C'est commettre une injustice que d eprendre les biens de quelqu'un, ou de le faire travailler de force, ou de lui réclamer autre chose que son dû, ou de le soumettre à une obligation qui est illicite. Les percepteurs sont injustes si leurs impôts ne sont pas autorisés. Ceux qui attaquent le droit de propriété son injustes, ceux qui dépouillent les autres de leurs biens sont injustes, ceux qui ne respectent pas les droits du peuple sont injustes, ceux qui, en général, prennent de force le bien d'autrui sont injustes. Et c'est l'État qui en pâtit, car tout cela ruine la civilisation, qui est la substance même de l'État !

 

C'est à tout cela que pensait Le Législateur quand il interdit l'injustice : à ses conséquences, à savoir la destruction et la ruine de la civilisation, c'est-à-dire, en fin de compte, la disparition de l'espèce humaine. C'est tout cela que vise sagement la sharî'ah, en insistant sur cinq points nécessaires que sont :

 

* la préservation de la religion,

* de l'intellect,

* [de la vie] de l'âme,

* de la reproduction,

* et de la propriété.

 

Le seul fait que l'injustice finisse par menacer l'espèce humaine en détruisant la civilisation justifie qu'elle soit interdite. Et cette interdiction est de taille. On le voit bien dans le Qur°ân ainsi que dans la Sunnah, mais le sujet est trop vaste pour être traité ici en détail.

 

Si tout un chacun avait le pouvoir d'opprimer autrui, la sharî'ah aurait prévu autant de peines que pour les autres infractions qui menacent l'espère humaine et que tout le monde peut commettre, comme l'adultère, le meurtre ou l'ivresse. Mais l'injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l'autorité et du pouvoir. C'est pourquoi Le Législateur l'a particulièrement blâmée et a maintes fois menacé ceux qui s'en rendaient coupables, dans l'espoir que ceux-ci trouvent un frein en eux-mêmes, car « ton Seigneur n'est pas injuste envers Ses serviteurs » [Sourate 41 - Verset 46]. on objectera que la sharî'ah prévoit des peines pour les brigands de grand chemin. Or, il s'agit d'un crime commis par quelqu'un qui en a le pouvoir (puisque c'est le cas du brigand lorsqu'il perpètre ses méfaits). On peut répondre deux choses à cela. Premièrement, le châtiment prévu par la loi pour cause de brigandage à main armée s'applique aux crimes commis contre des personnes et des biens. Selon l'avis prépondérant, la peine ne s'applique qu'après que le brigand a été mis hors d'état de nuire et appelé à répondre de ses crimes, tandis qu'il n'y a pas de punition prévue pour le brigandage en lui-même. Deuxièmement, on ne peut pas dire que le brigand de grand chemin soit capable de commettre une injustice [de grande ampleur, illimitée], autrement dit qu'il ait les mains entièrement libres et qu'il puisse, sans que personne ait le pouvoir de s'y opposer, produire une véritable catastrophe (contrairement au souverain corrompu). Tout ce qu'il peut faire est de faire peur, ce qui lui permet de dépouiller ses victimes, mais tout le monde peut s'opposer à lui, tant en recourant à la loi qu'en faisant appel au code pénal. Il n'a donc pas une malfaisance irrésistible, et Allâh Seul peut faire ce qu'Il veut.

 

Parmi les injustices les plus graves et qui concourent le plus à détruire la civilisation, il faut citer les impôts injustifiés et l'obligation de corvées. En effet, le travail est un capital. Le gain et la subsistance représentent la valeur du travail, chez les gens civilisés. Ceux-ci n'ont que le travail pour gagner leur vie. Ceux qui cultivent la terre sont dans ce cas. S'ils sont contraints au travail forcé sur d'autres champs que les leurs, ils n'en tirent aucun avantage et sont frustrés du prix de leur labeur, qui est leur capital. Ils sont malheureux et perdent presque tous leurs moyens d'existence. Si les corvées deviennent une habitude, les gens se découragent entièrement et cessent leurs efforts. Ainsi se produisent la destruction et la ruine d'une civilisation. Et « Allâh dispense Ses bienfaits à qui Il veut, sans compter » [Sourate 2 - Verset 212].

 

Une injustice encore plus grave et plus nuisible à la civilisation et à la monarchie, c'est l'achat, par le pouvoir, de la propriété privée au plus bas prix possible et sa revente le plus cher possible, par contrainte pure et simple. Parfois, les gens obtiennent un délai : ils espèrent alors que les fluctuations du marché viendront ultérieurement compenser leurs pertes. Mais l'administration exige le plus souvent d'être payée comptant, ce qui les oblige à céder leurs denrées du mieux qu'ils peuvent. De toutes les façons, ils perdent une partie de leurs capitaux. Ce genre d'injustice frappe tout le monde : les négociants des villes et les importateurs, les petits marchands et les boutiques qui vendent des biens comestibles et des fruits [et autres denrées périssables], les artisans qui fabriquent des outils et des ustensiles d'usage courant : en un mot, toutes les corporations de métier et toutes les classes sociales. Ainsi, d'heure en heure, les capitaux disparaissent. Il ne reste plus qu'aux marchands à mettre la clef sous la porte, faute de capitaux et de bénéfices. Les étrangers hésitent à venir commercer pour la même raison. Les affaires périclitent et le peupe perd alors son gagne-pain : le commerce. Fautes de transactions sur les marchés, les gens ne gagnent plus leur vie. En même temps, le gouvernement peut tirer de moins en moins de revenus de l'impôt sur les marchés qui, dès la deuxième phase d'une dynastie, représente sa ressource principale. Ainsi arrive, de façon graduelle et imperceptible, la ruine d'une dynastie et d'une civilisation citadine.

 

Voilà ce qui se produit lorsque l'État emploie ces moyens détournés pour se procurer de l'argent. S'il y a spoliation brutale, si des atteintes ouvertes sont apportées à la propriété privée, aux femmes, aux vies, aux personnes en général, à l'honneur des sujets (ou citoyens sous une république), le résultat en sera la désintégration soudaine, la ruine, la rapide destruction de la dynastie, en raison des inévitables troubles [suscités par l'injustice et la corruption]. Et c'est à cause de ces conséquences regrettables que la sharî'ah interdit tous ces procédés. Elle autorise certes, l'habileté (al mukâyasah) en matière d'affaires, mais elle interdit la spoliation d'autrui. Cela afin de prévenir les troubles et la misère qu'entraîneraient la disparition de la civilisation.

 

Et en réalité, la cause de tous ces abus, c'est le besoin d'argent que l'habitude du luxe entretient chez les gens au pouvoir. Leurs dépenses augmentent sans cesse et les ressources ordinaires ne suffisent plus. Pour augmenter ses revenus et équilibrer recettes et dépenses, le souverain invente toutes sortes de taxes nouvelles. Mais le luxe ne cesse tout de même de coître et les dépenses avec lui. Par conséquent, le gouvernement a de plus en plus besoin de l'argent du peuple. C'est ainsi que se rétrécit l'autorité dynastique, que son influence s'efface et que son identité se perd sous les coups d'un assaillant [tentant de remédier à cette décadence du pouvoir]. Car Allâh est L'Ordonateur Universel, Il est Le Seul Seigneur.

 

Fin de citation.

À consulter : Ibn Khaldoun (trad. Vincent Monteil), Discours sur l'histoire universelle. Al-Muqaddima, Paris, Sindbad,‎ 1997.

Publié dans Société tunisienne

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article