L'injustice et la corruption détruisent la société et la civilisation (Ibn Khaldûn)
L'Émir des Croyants 'Alî Ibn Abî Tâlib ('alayhi-s-salâm) a dit : « Ceux qui vous ont précédé doivent leur perte à leur atteinte au droit tant que ce dernier n'était pas acheté, ainsi qu'à leur laxisme concernant le faux et l'injuste jusqu'à ce qu'un pot-de-vin soit payé. »
Al Imâm 'Abd Ur Rahmân Ibn Khaldûn Al Hadramî (qu'Allâh lui fasse miséricorde) a dit :
S'attaquer à la propriété privée, c'est ôter aux hommes la volonté de gagner davantage, en leur faisant craindre que la spoliation sera la finalité de leurs efforts. Une fois privés de l'espoir du gain, ils ne se donneront alors plus aucun mal. Les atteintes à la propriété privée donneront la mesure du degré de leur découragement. Si elles sont universelles et s'en prennent à tous les moyens d'existence, alors la stagnation des affaires sera générale, à cause de la disparition de toute incitation au travail. A l'inverse, de légères atteintes à la propriété privée engendreront un léger arrêt du travail. La civilisation, son bien-être et la prospérité de la société dépendent de la productivité et des efforts que font les gens, en toutes directions, dans leur propre intérêt et pour leur profit. Quand les gens ne travaillent plus pour gagner leur vie et qu'ils cessent toute activité lucrative, la civilisation matérielle dépérit et tout va de mal en pis. Les gens se dispersent pour trouver de quoi vivre à l'étranger. La démographie est alors en baisse, le pays se vide et ses villes tombent en ruine. La désintégration de la civilisation entraîne alors celle de l'État, comme toute altération de matière est nécessairement suivie d'une altération de forme.
Voyez ce que Al Mas'ûdî rapporte concernant l'histoire des Perses : sous le règne du roi Bahrâm Ibn Bahrâm, la plus haute autorité religieuse (le môbed) exprima son mécontentement au souverain. Il lui reprocha l'injustice de son gouvernement et son mépris des conséquences fâcheuses de cette injustice pour la dynastie.
Il dit ceci sous forme d'apologue placé dans la bouche d'un hibou. Le roi venait d'entendre un hibou hululer et avait demandé au môbed ce que disait l'oiseau. Le môbed lui répondit alors : Un hibou voulait se marier. Une femelle accepta en échange d'un cadeau au préalable de vingt villages tombés en ruine sous le règne de Bahrâm, pour qu'elle puisse y hululer à son aise. Le mâle lui donna son accord en disant : Tant que ce roi régnera, je pourrai te donner mille villages en ruine. Rien n'est plus facile que de te satisfaire. Le roi, tiré de son indifférence par ce récit, prit le môbed à part et lui demanda ce qu'il avait voulu lui dire. Il lui répondit : Votre majesté, la puissance de la monarchie ne se matérialise qu'au moyen de la loi religieuse, de l'obéissance à Dieu et de la conformité à Ses prescriptions et à Ses interdits, et la loi religieuse ne peut se maintenir que par la royauté. Or, le pouvoir royal a, pour instruments, les hommes. Et les hommes ne peuvent vivre que de leurs propriétés, c'est-à-dire de l'agriculture, qui dépend elle-même de la justice. La justice est comme une balance dressée par Dieu, qui en a donné le contrôle au roi. Votre majesté, vous avez enlevez leurs fermes aux paysans, à ceux qui payaient l'impôt et de qui vous teniez ainsi votre richesse. Ensuite, vous en avez fait des fiefs, que vous avez donné à vos courtisans, vos serviteurs : à des incapables. Ils n'ont pas cultivés ces terres, insoucieux des conséquences. Puis en raison de leur intimité avec vous, on les a même dispensé d'impôt, ce qui a augmenté la charge pesant sur les épaules des vrais cultivateurs, qui eux sont de véritables contribuables. Ces malheureux ont dû abandonner leurs terres et leurs maisons pour se réfugier le plus loin possible [afin d'éviter cette injustice]. C'est ainsi que la culture a faibli et que les fermes sont tombées en ruine. Faute d'argent, l'armée et le peuple ont dépéri. Et maintenant vos voisins convoitent votre royaume, sachant que vous avez laissé détruire les fondements mêmes de l'empire. Ayant écouté ces paroles, le roi passa à l'inspection de ses affaires. Il reprit les terres à ses courtisans et les rendit à leurs anciens propriétaires, qui les remirent en culture comme par le passé. Ainsi, les faibles se fortifièrent, les terres furent cultivées et tout le pays redevint prospère. L'argent afflua dans les caisses des percepteurs, l'armée fut consolidée, l'ennemi fut alors affaibli et les garnisons équipées. Le roi qui reprit ses affaires en main vit son règne être prospère et son royaume bien organisé.
La leçon de cette histoire est que l'injustice ruine la civilisation, et par la suite la dynastie. Ceci n'empêche cependant pas que des gouverneurs injustes arrivent parfois à se maintenir dans certaines grandes villes. La cause de cela est la relation qui esxiste entre, d'une part, l'injustice, et d'autre part, les moyens dont les habitants peuvent disposer. En effet, une grande ville, très peuplée, aux ressources abondantes, souffre relativement peu de la tyrannie [au sens strict du terme], parce que celle-ci ne s'exerce que progressivement. Les dommages n'apparaissent guère clairement au milieu des vastes ressources de la ville et de l'abondance de ses produits. Les conséquences n'en sont visibles généralement que plus tard, de sorte même que la dynastie coupable aura peut-être disparu avant la ruine de la ville, et celle qui lui succédera restaurera peut-être celle-ci à temps. Ainsi, le mal fait resté caché est réparable et donc à peine décelé. Quoiqu'il en soit, il demeure que la civilisation pâtit inévitablement de toute injustice et que la dynastie régnante en subit toujours les conséquences à son tour.
Par injustice (zulm), il ne faut pas entendre seulement la spoliation sans compensation ni motif. Il s'agit certainement de la définition la plus commune, mais il s'agit en réalité de quelque chose de bien plus général que cela. C'est commettre une injustice que d eprendre les biens de quelqu'un, ou de le faire travailler de force, ou de lui réclamer autre chose que son dû, ou de le soumettre à une obligation qui est illicite. Les percepteurs sont injustes si leurs impôts ne sont pas autorisés. Ceux qui attaquent le droit de propriété son injustes, ceux qui dépouillent les autres de leurs biens sont injustes, ceux qui ne respectent pas les droits du peuple sont injustes, ceux qui, en général, prennent de force le bien d'autrui sont injustes. Et c'est l'
la préservation de la religion,
de l'intellect,
« »
«dispense Ses bienfaits à qui Il veut, sans compter »
À consulter : Ibn Khaldoun (trad. Vincent Monteil), Discours sur l'histoire universelle. Al-Muqaddima, Paris, Sindbad, 1997.